PROLOGUE
« Hé, vous ! Clément, Laurine ! » je crie joyeusement aux deux enfants qui viennent de passer devant moi sans me voir.
Il faut dire que je suis bien cachée.
« Nous ? » questionnent-ils en chœur, scrutant les alentours pour voir qui vient de les interpeller de la sorte.
« Oui, vous ! Mais vous ne reconnaissez pas ma voix ? »
Clément et Laurine cherchent dans leurs souvenirs à qui appartient cette voix, il est vrai, familière. Pour les aider, je pousse un faible miaulement. Si avec ça, ils ne me reconnaissent pas...
Bien calculé. Tous les deux, ravis, s'exclament dans un ensemble parfait :
« Mirabelle !!!
— Oui, Mirabelle, votre animal de compagnie préféré. Je croyais que vous m'aviez oubliée.
— Mais non, c'est juste qu'on n'a pas entendu ta voix depuis longtemps, s'excuse Clément, embarrassé. Allez, montre-toi !
— T'es plus morte ? demande Laurine, sa petite soeur, le visage soudain assombri par la tristesse. Mais t'es où ?
— Dans l'arbre au dessus de vous. »
Ils tendent le coup pour m'apercevoir, puis quand ils me voient enfin, leur visage s'illumine. Les voilà qui me bombardent de questions.
« Pourquoi t'es pas revenue plus tôt ? C'est comment le paradis ? Ça fait mal de mourir ?
— Attendez, je vais tout vous dire dans l'ordre ! »
Une fois le silence obtenu, je commence à raconter mon histoire.
« L'an dernier, après mon accident mortel, survenu en traversant imprudemment la route, vous avez enterré mon corps sans vie sous le mirabellier. Quant à mon esprit, lui, il s'est élevé jusqu'à ce paradis merveilleux des chats : Le Pays des Grandes Chasses Éternelles. C'est un endroit fantastique. Imaginez ! Un terrain de chasse étendu à l'infini, regorgeant de tendres souris exquises à se mettre sous la dent, de bons casse-croûtes à plumes dodus. Et des chats !
« Oui, des chats. Partout. Par dizaines. Vous devez bien vous douter que le paradis n'est pas mon domaine particulier. Il est à tous les arrivants, les anciens comme les nouveaux. Nous en sommes tous les copropriétaires en quelque sorte.
« Je fus accueilli très aimablement. On me présenta ce qu'allait être ma nouvelle vie éternelle dans cet éden.
« Ici, me dit-on, tu ne connaîtras plus jamais la faim, la soif, l'ennui et la peur. Nos arbres foisonnent de bons petits nids garnis ; nos ruisseaux d'eau fraîche sont poissonneux à souhait ; nos prairies sont peuplées de proies succulentes avec lesquelles s'amuser ; tu n'auras plus à craindre les voitures. Leur circulation est interdite, même alternée.
« On ne m'avait pas menti. Je n'ai donc pas été surpris de ne rencontrer, au cours de mes interminables parties de chasse, que de belles forêts et des prairies engageantes où le gibier abonde. C'est vrai, rien ne m'étonnait dans ce nouveau monde. Un peu comme si je l'avais rêvé avant d'en devenir le résident permanent.
« Çà, c'était jusqu'à tout à l'heure. Car, figurez-vous que je viens de rencontrer le plus grand des arbres que je n'aie vu de ma vie! C'est ce pommier géant sur lequel je suis perché. D'en bas, vous ne pouvez pas apercevoir sa superbe frondaison qui s'étale très haut dans le ciel, au dessus des nuages, dans mon paradis. Si vous voyiez combien elle est abondante et déborde de fleurs ! Mais ce qui m'a étonné encore plus, ce sont, pendus à ses branches, d'innombrables écriteaux. Tous de la même taille, affichant des mots, illisibles à cette hauteur.
« A quoi servent ces écriteaux ? vous demandez-vous comme moi. Aucun chat au monde, n'aurait la force de hisser de tels objets à cette hauteur. Est-ce que ce sont des leurres que les humains accrochent aux branches des arbres fruitiers pour effaroucher les oiseaux afin de les empêcher de piller les fruits ?
« Mais cet arbre est en fleurs et ne porte pas de fruits. J'étais vraiment intriguée et me posais beaucoup de questions.
« De plus, c'est ici mon territoire. L'entrée est interdite aux deux-jambes et aux sans-queue ainsi qu'à toutes autres formes de vie inférieures, sous peine de sévères poursuites. Non pas des poursuites pénales. Nous, les matous, nous nous moquons bien de la justice. Bien pires sont les poursuites, au sens propre, qui attendent les intrus.
« Rappellez-vous, Clément et Laurine, comment je filais à toute vitesse dans le jardin aux trousses d'une pauvre petite souris terrorisée alors que j'étais pourtant rassasiée. Elle n'avait eu que le tort de passer imprudemment trop près de mes griffes et de mes crocs acérés.
« Rappelez-vous de sa lente agonie quand je jouais au chat et à la souris avec elle, que je feignais de la laisser s'échapper pour mieux la reprendre ensuite.
« Rappelez-vous enfin le bruit sinistre que faisait ses os en craquant sous mes dents quand je finissais par la dévorer toute crue. »
A cette évocation, Clément et Laurine affichent des mines dégoûtés. Pris de haut-le-cœur, ils expriment à haute voix leur répugnance :
« Pouah ! Quelle horreur ! Arrête Mirabelle. Continue ton histoire. »
J'ai forcé un peu le trait. Exprès ! Je l'avoue. Une fois, j'ai voulu partager gentiment mon repas avec les enfants. Je leur ai apportée une sourie vivante dans ma gueule et je l'ai lachée au milieu du tapis sur lequel ils jouaient aux petites voitures. Ca a été des hurlements et une fuite effrénée dehors. Par la suite, pour me punir, on m'a fermé la porte pendant quelques jours. Essayez de faire plaisir et voilà le remerciement, pfff ! Alors je m'amuse un peu à leurs dépens, c'est ma revanche. Et je poursuis sans tenir compte de leurs protestations :
« Non, aucune créature sensée dotée d'un instinct de conservation ne s'aventurerait à pénétrer mon territoire. Il faut que j'éclaircisse ce mystère au plus vite, me suis-je dit. Aussi, je me suis lancée, bravement à l'ascension du pommier afin de déchiffrer ces textes mystérieux. C'était juste quelques instants avant que je ne me montre à vous. Je dis, bravement ! Car il m'en a fallu du courage pour ne pas m'enfuir devant les sortilèges que cet arbre a déchaîné contre moi. »
A ces mots, Laurine et Clément se raidirent en regardant craintivement dans la direction du feuillu géant. Je lis l'effroi sur leur visage.
« Oui, il est un peu sorcier. Dès qu'il a senti mes griffes sur lui et que je cherchais à pénétrer ses mystères, il a riposté. Il m'a assailli de visions hypnotiques : d'infernales hallucinations dans lesquelles des diables horribles et méphitiques me faisaient rôtir. J'ai ressenti très précisément sur ma peau la douleur cuisante des flammes. J'ai eu même l'impression de respirer l'odeur désagréable de roussi que dégageait ma fourrure en brûlant. Mais, si ce grand échalas tout noueux ne manque pas de magie, les chats n'en sont pas dépourvus non plus. Et à magicien, magicien et demi. J'ai tout de suite fermé mon esprit à ses attaques télépathiques et je lui ai retourné ses flèches. Du coup, il a commencé à se consumer. Ses feuilles se sont recroquevillées, sa ramure a même laissé apparaître par intermittences des éclairs de feu et de la fumée. Puis, j'ai perçu une onde d'apaisement. L'arbre sorcier a reconnu ma victoire et la supériorité de ma magie. Il m'a demandé mon pardon et mon amitié que je viens d'accepter, car je sais être aussi magnanime. Il est désormais mon ami. Vous n'avez rien à craindre de lui, les enfants. »
Clément et Laurine poussent des soupirs de soulagement. Je poursuis :
« Je viens de lire les textes. Savez-vous ce que sont ces écriteaux ? Vous ne ne devinez pas ? Vous donnez votre langue au chat ? »
Ils hochent la tête pour acquiescer.
« Je vais vous le dire. Ce sont tout simplement d'inoffensives cases portant les noms et prénoms de vos parents, grands-parents et ancêtres, défunts ou vivants. Et il y en a à profusion de ces cases. Elle se multiplient au fur et à mesure de la poussée de nouvelles branches en hauteur. Car, voyez-vous, mon ami feuillu est une très belle essence d'arbre généalogique : un généamage. Il ne croit que dans un terreau fertile en imaginaire. Et il est aussi très gentil. D'accord, il a essayé de m'épouvanter, mais c'était pour se défendre. Après tout, je ne lui avais pas demandé la permission d'enfoncer mes griffes dans son écorce pour l'escalader.
« Mais devinez un peu qui a planté cet arbre immense ? » J'aime bien jouer aux devinettes.
Les enfants ouvrent de grands yeux ronds. Sans attendre, je leur livre la réponse.
« Cet arbre est celui que votre grand-père a planté pour saluer votre naissance,
— Grand-père ? s'écrie Clément, surpris.
— Je ne m'en souviens pas, fait Laurine.
— Vous ne pouvez pas vous en souvenir. C'était il y a dix ans. Toi Clément, tu venais juste de naître et toi, ma petite Laurine, tu es arrivée trois ans après Clément. Oui, c'est votre grand-père, l'amusipouvantailleur qui a planté cet arbre généalogique monumental. Car il s'y connaît en géants, lui qui a créé de toute pièces d'immenses épouvantails musiciens.
« Mais bon, arrêtez de m'interrompre à tout bout de champs. Vous me faites perdre le fil. Où en étais-je ?
— Tu parlais de l'arbre généalogique qu'avait planté grand-père, soupire Clément.
— Ah oui ! Le généamage. Il a bien grandi depuis. Admirez comme il beau ! C'est le plus touffu des arbres des forêts avoisinantes, quoique aussi le plus étrange. En effet, comme tous les arbres généalogiques, ce sont les branches du haut qui nourrissent celles du bas. C'est un arbre inversé. Mais ce n'est pas tout. Le généamage a une qualité supplémentaire et inouïe que n'ont pas les autres végétaux. »
Je m'arrête un moment de parler pour ménager mes effets. Puis je leur délivre la formidable vérité.
« Et savez-vous quoi ? Cet arbre merveilleux donne vie aux absents et même aux disparus. En lisant les noms des parents défunts dans les cases, leur souvenir apparaît dans nos cœurs et ça nous fait très doux. »
Je les observe. Ils m'écoutent béats, buvant chacune de mes paroles. C'est vrai que je cause bien. Et juste à l'aide de miaulements plus ou moins modulés et de messages télépathiques dont Clément et Laurine n'ont même pas conscience. Si je me rencontrais sans me connaître, probable que moi aussi je serais captivée par la flamboyance de mon éloquence. (Mais oui, mes chevilles vont bien.)
Je leur demande :
« Voulez vous, mes enfants, goûter les bienfaits de la magie du généamage ? Remonter le temps ? Visiter d'autres époques ? Revoir vos aïeux ?
— Oh oui ! s'exclament-ils plein d'entrain. Mais comment pourrions-nous grimper le long du tronc de cet arbre sans des griffes dures et pointues comme les tiennes ?
— Fiez-vous à mes pouvoirs d'enchanteur. Pour se projeter dans les souvenirs d'un parent choisi, il suffit de faire appels à des forces occultes que l'on invoque en psalmodiant tous ensemble - les yeux fermés pour bien se concentrer - la formule magique suivante :
Bava zanka ma sarpat aparda
Malamanch' malamanch'
Bava zanka ma sarpat aparda
Malamanch' aravana »
« Ensuite laissez-vous transporter jusqu'à pénétrer dans la mémoire de votre ancêtre. Quand vous rouvrirez vos paupières, vous aurez franchi les portes du temps. Vous verrez vos parents vivre des scènes importantes de leur vie comme si vous y étiez. Ils vous paraîtront tellement proches que vous serez tentés de manifester votre présence : vous présenter, les saluer gentiment, leur dire que vous ne les oubliez pas. C'est normal.
« Mais n'en faites rien ! Il ne vous entendront pas. Ils ne vous verront pas. Seuls subsistent leurs souvenirs comme des scènes d'un film dont on ne peut changer le déroulement. »
J'observe mes petits apprentis généalogistes.
Ont-ils reconnus derrière cette formule magique farfelue, le fameux virelangue si difficile à articuler et à chanter ? Ils n'en laissent rien paraître. Car il faut l'avouer, les chats n'ont nul besoin de sésames pour exercer leur magie. Elle est suffisamment puissante pour se passer de ces rituels folkloriques. Ce trompe-oreilles est juste destiné à contenter leur besoin de merveilleux. Non, je ne crois pas qu'ils soupçonnent quoi que ce soit.
Ils ânonnent consciencieusement chaque vers. Ils ont fermés leurs yeux au monde extérieur pour ne pas se laisser distraire. Des rides de concentration leur barrent le front. Le décor autour de nous s'estompe, les bruits aussi. Comme dans un fondu enchaîné, on commence à distinguer en surimpression des images anciennes. Des sons, des bribes de conversations vont crescendo. Le passé et le présent s'entremêlent en un contrepoint harmonieux. Soudain, nous sommes aspirés sans que cela procure une impression désagréable. Je ferme aussi les yeux. Je sais que quand je les rouvrirai, dans une fraction de seconde, nous serons des années en arrière dans le passé.
Mais voilà que j'entends mon estomac grogner. Le charme est rompu. C'est vrai qu'il se fait tard et je mangerais bien un petit quelque chose à poils ou à plumes.
J'interromps la psalmodie :
« Mes enfants, ma magie a ses limites et je ne peux rester hors de mon paradis très longtemps. Je dois rentrer sous peine de trouver porte close»
Je ne leur dis pas que je les quitte parce que j'ai faim et que j'ai mon couvert mis là-haut.
« Pour vous aussi, il est tard. Revenez demain plus tôt et nous voyagerons dans la généalogie de vos ancêtres. Maintenant vous savez où me trouver. »
Et, sans me retourner, j'entame l’ascension du généamage en chantonnant dans ma tête la chanson à l'origine de ma formule magique :
Buvons un coup, ma serpette est perdue
Mais le manche, mais le manche
Buvons un coup, ma serpette est perdue
Mais le manche est revenu.